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Un petit creux

Ce matin, lorsque j’ouvre les yeux , le plafond est toujours blanc avec une légère écorchure près de la porte. Le jour pointe à peine et je le devine à cette façon si particulière qu’il a de s’inviter dans ma chambre, par petits traits discontinus. Un léger bruissement suivis de tapotis divers m’indique que la chienne, qui dort en bas, s’ébroue et doit déjà m’attendre, le nez posé sur sa gamelle. Ce matin , tout semble à sa place, tout semble habituel et pourtant tout est différent. En quelques secondes tout se réaligne dans ma mémoire : les infos suivies de loin en loin, la Chine c’est à 7622 kilomètres; puis plus attentivement, l’Italie c’est à deux heures de vol. Mais pour lui ce n’est rien, la seule distance qui compte c’est celle d’un être à un autre. Pas besoin d’être intime, il suffit juste d’être courtois.e. Je me lève d’un coup.

J’ai un petit creux à l’estomac. Je ne sais pas encore si c’est de la peur ou si j’ai faim. Ou peut-être que j’ai peur d’avoir faim? Parce que, depuis quelques jours, ça s’agite chez nous toutes et tous. On redevient reptiles, on rampe vers l’essentiel ou ce que l’on croit l’être, on serpente dans les rayons et on se love sur notre butin. Un pas de plus et on risque de sortir les crocs. Je respire, je m’étire, je descends, je caresse, je remplis les deux écuelles : eau et croquettes. Un coup d’oeil au garage, il en reste encore un sac. Pour toi ça va. Un arrière-train joyeux me le confirme. J’ouvre le frigo et le congélo pour faire l’inventaire. A vue de nez et si j’écoute ma faim de moineau – sic ma grand-mère- je vais pouvoir tenir facilement. C’est le moment de lâcher ma créativité et d’enfin réaliser le  » un jour faudrait bien que je termine tous ces fonds de paquets! « .

J’ai un petit creux. Je me lance. Finalement c’est pas si mal, un bouillon épinards foies de volaille céleri-rave le tout saupoudré de quelques pages d’un bon bouquin. Terminé! vite la vaisselle! Vite? Nous somme le 18 mars 2020 et j’ai tout mon temps. J’ai même le temps de cirer tous les meubles, de couper l’herbe un brin à la fois si je veux, de téléphoner ou de prendre un bain pendant des heures. En fait, j’avais oublié le temps ou plutôt jusqu’ici, j’avais l’impression de le voir sans cesse un pas devant, insaisissable et moqueur. Maintenant il s’étale nonchalamment, à portée de main. A contrario de l’espace qui lui, peu à peu, rétrécit, nous confine, nous écarte les uns des autres. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, s’éloigner les uns des autres. Pour qu’il ne nous saute pas à la gorge, ce germe incolore, inodore, invisible, implacable. Je ferme mon livre.

Le petit creux est encore là. Je regarde les pies par la fenêtre qui se chamaillent pour un infime bout de pain. Ca me fait penser à toi quand tu étais petit et même encore longtemps après. Quand on avait droit à de la grenadine et que tu collais ton verre au mien pour vérifier si on avait exactement la même quantité. A toi aussi, quand on se retrouvait sans le père à la maison et que l’on s’autorisait des « crises de folie », à toi au parfum veste de cuir/chewing-gum chlorophylle qui as suscité mes premiers émois, à toi dont les cheveux pétillaient autant que tes prunelles, à toi qui cachais une chemise de bûcheron derrière ton costume/cravate. A toi qui étais capable de dérouler à toute vitesse l’alphabet à l’envers, à toi qui volais mon balais-brosse pour tes inventions, à toi qui tutoyais le village entier.

C’est comme un défilé. Sortant de l’ombre, bien rangé.e au coeur de l’oubli, ils, elles font la file jusqu’à moi et tour à tour, s’avancent. C’est toi avec qui je partage de grands voyages au fond de ton canapé, toi qui détournes le regard lorsque je sors de chez moi, toi qui ne m’as jamais rappelée, toi que je n’ai jamais rappelé, toi que je trouvais trop bien ou trop peu pour moi, toi qui après toutes ces années, ne m’as pas oubliée, toi que j’ai par des gestes ou des paroles blessé.e et même toi qui ne m’aimes pas d’habitude, toi que j’admire parfois, toi…

J’ai un petit creux toujours. Et je sais maintenant que c’est un petit creux de toi.

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